CHAPITRE VII
Il fallut trois jours à Barran, aidé par Gahonne, pour réparer la nef. Ils trouvèrent effectivement, non loin de la plage, un bois de sapins qui leur fournit deux mâts, mais ils durent sacrifier le rideau de cuir de leur tente pour confectionner des cordages, le reste de l'abri servant à fabriquer une nouvelle voile.
Durant ces trois jours, à aucun moment les deux jeunes gens ne relâchèrent leur vigilance, redoutant de se trouver nez à nez avec la matière mortelle. Quand ils purent appareiller, ils poussèrent le même soupir de soulagement. La brise les emporta le long de la côte et le soleil pesa à nouveau sur leurs épaules. Ils purent s'offrir à ses rayons, mais les révélations d'Éleihiée avaient douché leur insouciance, et ils ne se laissèrent plus aller à la même grdeur amoureuse qu'avant leur escale. De plus, Gahonne avait épuisé depuis quelque temps déjà sa réserve d'herbes médicinales, et, à certaines nausées qui lui soulevaient parfois le coeur, elle redoutait de se trouver enceinte. Le moment n'aurait pas été plus mal choisi. Mais c'était peut-être tout simplement le mal de mer !
Dix longues et monotones journées s'écoulèrent. La côte avait changé d'aspect. Aux basses terres avaient succédé de hautes falaises, parfois creusées de profonds défilés par où, en cascades bondissantes, des torrents venaient se jeter dans la mer. D'épaisses forêts venaient border les plages, des mangroves s'avançaient sur les bas-fonds, formant un lacis de lagunes où vivait tout un peuple d'oiseaux. Puis ce paysage lui-même changea. Aux forêts succédèrent des plaines herbues, des prairies semées d'arbres fruitiers. De leur navire, Gahonne et Barran purent voir des murets de pierre, et même des champs cultivés. Ils comprirent qu'ils se rapprochaient enfin de la civilisation, et une impatience nouvelle flamba en eux.
Gahonne se tenait assise à l'aviron de gouverne, lorsque son oeil fut attiré par un éclat scintillant, sur la côte, au sommet d'un petit tertre qui avançait comme un cap dans la mer. Elle tourna la tète, tressaillit vivement.
-Barran ! s'écria-t-elle. Regarde !
Il la rejoignit et tous deux se dressèrent sur le plat-bord, se tenant aux haubans du mât, pour contempler la petite troupe de cavaliers qui dévalait en direction de la plage.
Ils pouvaient être une vingtaine d'hommes, et leur aspect surprit Gahonne. La jeune femme se demanda quelle était la nature de leur peau, si brillante que le soleil se reflétait dessus.
—Mais ils sont faits de métal ! s'écria-t-elle.
Barran éclata de rire.
—Non ! Ils portent des cuirasses !
—Des cuirasses ?
—Des vêtements de protection ! Us ont des casques sur la tête, et une cotte de mailles autour du torse... C'est assez surprenant. Pour ce que je croyais en savoir, du haut de mon prétendu passé d'archéologue, les premières cuirasses sont largement postérieures à l'époque où nous nous trouvons. Il semble que beaucoup de notions que possédaient les hommes de mon temps doivent être révisées._ Gahonne s'amusait toujours lorsque l'esprit scientifique de son compagnon s'excitait à l'observation de quelque phénomène qui lui apparaissait, à elle, tout à fait naturel.
Mais la présence de ces hommes bardés de métal n'avait rien de naturel. Pour la jeune femme, ils étaient aussi étranges que les androïdes qu'elle avait rencontrés de l'autre côté de la Porte de Flamme.
Les cavaliers avaient atteint la plage, et les sabots de leurs montures faisaient gicler de grandes gerbes d'eau. Certains parmi les guerriers agitèrent leurs épées. D'autres firent de grands signes en direction du navire.
—Que nous veulent-ils ? demanda Gahonne.
—Je n'en sais rien, répondit Ban-an, mais je préfère que nous ne nous approchions pas.
Il empoigna l'aviron de gouverne et l'orienta de façon à ce que la nef s'éloigne du rivage qu'elle longeait à moins de cinquante coudées. Par-dessus le bruit du ressac, les deux voyageurs entendirent les cris de dépit des cavaliers.
—Ils ne semblent guère amicaux, murmura Gahonne.
Non... Ce pourrait être une troupe de pillards, ou des soldats en guerre, et je n'aimerais pas qu'ils nous coupent la gorge en guise de bienvenue !
Durant une partie de la journée, les guerriers firent escorte au navire, cheminant le long de la plage, s'aventurant parfois sur des hauts-fonds, criant, agitant lances et boucliers.
Alors qu'ils atteignaient l'estuaire d'une large rivière, ils lâchèrent prise, certains d'entre eux tirant vainement quelques flèches en direction de leur proie inaccessible.
—Voilà qui prouve leurs mauvaises intentions, observa Gahonne. Nous avons bien fait de nous méfier.
Jusqu'au crépuscule, ils ne virent plus personne. Ils abordèrent dans une petite crique encaissée, mais n'allumèrent pas de feu et demeurèrent à bord, veillant chacun à leur tour, prêts à couper les amarres et à filer au moindre signe de danger.
Ils repartirent à l'aube. Une longue et haute barre rocheuse s'avançait dans la mer, et ils mirent une demijournée pour la contourner, par un vent faiblissant qui les força plusieurs fois à prendre les avirons et ramer. Enfin, alors que le soleil atteignait à son zénith, ils doublèrent le cap. La même exclamation de stupeur franchit leurs lèvres, lorsqu'ils découvrirent la cité qui s'étendait au creux de la baie.
L'agglomération n'avait rien de commun avec le village dévasté qu'ils avaient traversé. C'était une véritable ville, bâtie à l'abri de hauts remparts flanqués de tours et percés de portes. Elle s'étageait au flanc d'une colline, et ses maisons, certaines à plusieurs étages, délimitaient un lacis de rues, d'avenues et de places, qui montaient jusqu'à une forteresse, dominant le site de toute sa masse. Une jetée de pierre protégeait un port où étaient ancrés de nombreux navires, certains semblables à celui sur lequel se trouvaient Gahonne et Barran, mais d'autres, bien plus gros, et construits en planches, devaient suis nul doute pouvoir affronter la haute mer.
Au contraire du village, cette ville grouillait d'activité.
Même d'aussi loin qu'ils se trouvaient, les deux jeunes gens pouvaient voir toute une foule se pressant dans les rues, sur les quais du port dans les champs avoisinants, sur les routes.
II y avait là plus de gens que Gahonne n'avait imaginé que le monde pût en contenir. Bouche bée, la jeune femme observait toute cette presse. A côté d'elle, Barran poussait de petits cris d'étonnement — C'est extraordinaire... Jamais on n'avait pensé qu'une telle ville puisse exister en des temps aussi reculés...
L'architecture de ces maisons est très évoluée... Cette forte•resse, sur la colline, c'est déjà un château fort... Et dire qu'on n'a jamais retrouvé de vestiges d'une telle civilisation...
Gahonne dut lui envoyer un coup de coude dans les côtes pour qu'il se calme et en revienne à la manœuvre de leur navire. Il se remit au gouvernail et, les yeux brillants, orienta l'étrave de la nef vers le port.
Ils se trouvaient encore à une vingtaine de coudées d'une plage basse quand tout un groupe de gens se précipita au bord de l'eau, leur faisant de grands signes, poussant des cris, les interpellant dans une langue que Gahonne reconnut assez proche de l'universel dialecte des steppes, quoiqu'avec des inflexions très différentes. Elle comprit qu'on leur souhaitait la bienvenue et répondit agitant les bras. Elle provoqua en retour des cascades de rires, dont elle ne comprit pas la cause.
Plusieurs personnes, principalement des jeunes gens et des enfants, entrèrent dans l'eau, lorsqu'ils furent sur le point d'aborder, et leur tendirent des mains véhémentes.
Jette-leur une amarre ! ordonna Barran. Ils veulent nous accueillir.
Il ne se trompait pas. L'amarre fut saisie, les nageurs retournèrent sur le rivage et tous, scandant leurs efforts par des cris rythmés, halèrent la nef sur le sable.
Il s'ensuivit un instant de flottement. Gahonne et Barran contemplaient la foule, laquelle leur rendait leurs regards avec non moins de curiosité. Gahonne n'avait jamais vu d'hommes et de femmes d'aspect aussi singulier, et pareillement vêms. Ils étaient tous de grande taille, avec la peau claire et le cheveu blond ou châtain. Leurs traits étaient finement ciselés, beaucoup moins accusés que ceux des Latahïrs. Gahonne put même voir un homme aux cheveux aussi roux que les siens, et elle se demanda si celui-ci était Tous ces gens étaient vêtus, non pas de peaux de bêtes, mais de ce que la jeune femme devina être ce fameux « tissu », dont elle avait entendu parler. Ils portaient des tuniques, culottes, chausses colorées, ornées de dessins variés, de ganses chatoyantes.
C'est ça, des soieries ? demanda Gahonne à Barran.
Son ami eut un petit rire.
— Non ! Ce sont de simples cotonnades, ou des vêtements de lin. Les soieries sont des étoffes bien plus précieuses!
Ce simple échange de mots provoqua de nouveaux rires parmi l'assistance. Gahonne enjamba le bordé du navire et débarqua, tandis que Barran ferlait la voile. Elle se vit entourée par une nuée d'enfants tout nus, qui lui saisirent les mains, lui caressèrent les cheveux, piaillant à tue-tête, la submergeant de paroles auxquelles elle ne comprenait rien.
Tout à coup une voix sonore s'éleva, faisant se disperser la marmaille. Gahonne vit un homme de haute taille, habillé d'un long vêtement ample, portant une épée au côté, venir vers elle. Son regard la détaillait et, soudain, elle eut conscience qu'au contraire de tous ces gens, elle et Barran étaient nus — ou presque. Elle regretta qu'ils n'aient pas songé à remettre leurs tuniques de peau, à l'approche de la cité. Sans doute était-ce pour cela que tous ces gens s'esclaffaient et la montraient du doigt, L'homme s'arrêta à quelques pas d'elle et lui adressa la parole. Gahonne écouta attentivement, fronçant les sourcils.
Elle ne comprit pas tout, mais devina que le personnage lui demandait qui ils étaient et d'où ils venaient. Elle répondit, s'efforçant de parler lentement détachant les mots.
Je suis Gahonne-la-Rouge, se nomma-t-elle, fille des Aramandars, de la tribu des Latahïrs, et mon compagnon est Barran. Nous venons de l'autre côté de la Grande Plaine, là où se couche le soleil.
L'homme l'avait écoutée avec non moins d'attention.
Gahonne devina que lui non plus ne comprenait pas tout ce qu'elle disait, mais qu'il en saisissait le sens général. La foule, à présent, se taisait. D'autres hommes et femmes arrivaient, et elle grossissait d'instant en instant. Barran débarqua à son tour, tirant Chataham par sa longe. L'individu s'adressa à lui. Barran secoua la tête.
—Mon compagnon entend mal le langage des plaines, dit Gahonne. Il vient d'un pays encore plus lointain.
L'homme hocha la tête. Il reprit : —Je suis Arkheb... J'appartiens à la guilde des marchands de la ville de Satmoor... Que venez-vous faire ici ?
Comment se fait-il que vous naviguiez sur un navire du peuple etchène ?
Gahonne ne chercha pas à biaiser : —La contrée d'où nous venons est vide d'humains.
C'est le désir de rencontrer nos semblables qui nous a poussés à entreprendre ce long voyage. Nous avons marché durant des lunes, le long de la rivière de l'Ours, puis à travers la steppe. Nous avons rencontré la mer près d'un village dont tous les habitants avaient été massacrés. Nous avons pris ce navire, et suivi la côte. Les vents nous ont menés jusqu'ici. Nous possédons de magnifiques fourrures, venues des pays du grand froid. Nous espérons les vendre, bien que nous ignorions quelle monnaie d'échange a cours en cette cité.
Il y eut de longs murmures, prouvant que la foule comprenait ce que disait Gahonne. Lorsque la jeune femme avait parlé du village, certains avaient poussé des cris d'effroi.
Mais lorsqu'elle avait parlé des fourniras, ils s'étaient changés en gémissements de convoitise.
Arkheb se mordillait les lèvres, l'air soucieux.
— Nous avons entendu parler de tels massacres, dans le nord. Il est possible, Gahonne-la-Rouge, que nos chefs t'interrogent... Pour en revenir à tes marchandises, tu pourras les vendre dans un des marchés de la ville. Nos monnaies sont d'or et d'argent. Mais tu ne pourras effectuer aucune transaction sans acquitter les taxes à la cité et à la guilde que je représente. C'est l'usage. En attendant vous pourrez loger dans une des auberges de la ville... Mais peut-être ignores-tu ce qu'est une auberge ?
A la grande stupeur de Gahonne, Barran intervint alors, parlant lentement le dialecte, mais sans faute.
Je sais ce qu'est une auberge, Arkheb.
Gahonne brûlait d'envie de demander à son ami comment, une seconde fois, il avait pu apprendre aussi vite à parler une langue. Mais elle jugea bon de ravaler ses questions. Alors qu'Arkheb fendait avec autorité la foule des curieux, les deux jeunes gens entreprirent de charger leurs bagages sur le dos de Chataham, saisirent eux-mêmes leurs sacs et leurs armes. Puis ils se mirent en marche, escortés par les enfants rieurs.
Ils pénétrèrent ainsi dans la ville. Les rues étaient bordées de maisons en encorbellements, que couronnaient des terrasses où poussaient des jardins luxuriants. Gahonne n'avait pas assez de ses deux yeux pour admirer les façades ocre ou blanches, les portes de bois décorées de fresques peintes ou gravées, les volets ajourés protégeant les fenêtres. Au milieu de vastes places où poussaient des arbres que Barran lui apprit être des palmiers, de l'eau claire coulait de fontaines de pierre. Des femmes minces, vêtues d'habits aux couleurs éclatantes, y remplissaient des cruches, qu'elles remportaient en équilibre sur leur tête, la démarche ondulante et gracieuse. Des enfants jouaient à se poursuivre ou poussaient devant eux des troupeaux de moutons, de boeufs et même d'animaux inconnus de Gahonne, à la longue face dédaigneuse et à l'échine mentée de deux bosses. Des boutiques offraient au chaland leurs étals regorgeant de marchandises : légumes, viandes, poteries, armes, vêtements. Au coin des avenues, des hommes d'armes patouillaient, et leurs cuirasses métalliques accrochaient l'oeil et faisaient s'écarter les passants.
—C'est... c'est prodigieux ! s'exclama Gahonne.
Oui, répondit Barran. Et tu ne peux savoir à quel point ! Les hommes du futur ont toujours été fascinés par leur passé. Moi, je vis ce passé. C'est une expérience unique.., et bouleversante. Ce que je vois est si différent de ce que nous imaginions. Une telle métropole, en des temps aussi reculés, voilà qui bat en brèche toutes les concluions de dizaines de générations d'archéologues !
Gahonne fit une petite moue, incapable, effectivement, de comprendre ce que ressentait vraiment son ami.
—Au fait, depuis quand sais-tu parler le dialecte des plaines ?
—Depuis peu... J'ai des facultés synthétiques d'assimilation des langues, je m'en sers. L'avantage d'être né dans une éprouvette... Ah! Je crois que ceci pourrait être une auberge !
Il montrait une longue demeure, au fond d'une vaste cour, devant laquelle s'affairaient des hommes, des femmes et des enfants, déchargeant des marchandises de longues files des mêmes animaux bossus qui intriguaient tant Gahonne, et les empilant sous de vastes auvents. Les deux jeunes gens s'avancèrent, et furent aussitôt hélés par un personnage corpulent. Gahonne se lança dans les mêmes explications qu'avec Arkheb, et l'homme consentit à leur louer une chambre.
Une caravane est arrivée cette nuit des lointaines contrées de l'orient, dit-il. Demain sera un jour de grande foire, à Satmoor. Vous pourrez y vendre vos fourrures, et me paierez alors. En attendant, je garderai votre cheval en gage.
—Mon cheval ! Mais...
Gahonne se tut car Barran lui avait posé sa main sur le bras.
C'est l'usage dans les cités, expliqua le jeune homme.
Ne t'inquiète pas !
L'aubergiste les précéda jusqu'à une porte, qu'il ouvrit.
Ils pénétrèrent dans une pièce assez petite, mais claire et propre, meublée d'une couche basse, de coffres, d'une table qui fit s'arrondir les yeux de Gahonne, et de tabourets.
—Vous pourrez vous restaurer dans la grande salle, reprit l'aubergiste. En attendant, mes étuves sont ouvertes.
Il se retira. Gahonne regardait tout autour d'elle, immobile au milieu de la pièce, quelque peu oppressée de se sentir dans un local clos. Barran déposa son sac et son épieu.
—Eh bien voilà, marmonna-t-il. Nous avons atteint le but de notre voyage.
Gahonne alla se camper à la fenêtre de la chambre, contemplant l'agitation dans la cour. Un palefrenier emportait Chataham vers une écurie.
J'aimais mieux la plaine, maugréa la jeune femme. Il y a trop de monde, ici !
Barran eut un petit rire.
—Raison de plus pour ne pas laisser traîner nos affaires dehors. fl ne manquerait plus qu'on nous vole nos fourrures!
Voler ! s'écria Gahonne. Mais personne ne vole jamais, chez les Latatfirs.
Nous ne sommes plus chez les Latahïrs, ma chérie. Je ne suis pas certain que les citadins soient ainsi honnêtes que les hommes des tribus !
Ils rentrèrent donc lem ballots de fourrure dans leur chambre. Puis, bras dessus bras dessous, ils se rendirent aux étuves dont leur avait parlé leur hôte. Là, dans de grands bassins, des hommes et des femmes se baignaient, s'aspergeant d'une eau qu'amenaient des tuyauteries de bois.
—Remarquable, murmura Barran en délaçant sesijambières. Le degré de civilisation de ces gens est stupéfiant !
Les deux jeunes gens firent leurs ablutions, puis sortirent du bain et se séchèrent. Lorsque Gahonne noua son pagne autour de sa taille, il y eut à nouveau quelques rires étouffés.
—J'ai remarqué que personne n'était aussi légèrement vêtu que nous, dit Barrai.' à mi-voix. Nous devrions aller échanger une de nos peaux contre quelques vêtements, dans une boutique. On nous remarquerait moins.
Ils retournèrent dans leur chambre, et la jeune femme préleva une superbe peau de zibeline parmi son stock de fourmes. Puis ils quittèrent l'auberge, impatients de faire leurs emplettes.
Le propriétaire de la première échoppe où ils entrèrent ne consentit pas à se livrer au troc, mais le second ne fit pas montre d'autant de scrupules. Il tâta longuement la soyeuse fourrure, la tournant et la retournant entre ses gros doigts chargés de bagues, puis il appela une fille à la peau noire, qui entraîna les deux jeunes gens dans le fond du magasin, et leur présenta plusieurs robes, tuniques, chausses et gilets.
Fébrile, Gahonne porta son dévolu sur une robe. Elle allait l'enfiler par-dessus sa chemise de peau de daim, mais la vendeuse, pouffant de rire, lui dit : —Non... Cela se porte sans tunique dessous !
Gahonne rougit et, après un regard circulaire, se dévêtit.
Elle enfila la robe blanche rayée de bleu et galonnée d'or. Le contact du tissu sur sa peau nue lui fit un effet étrange.
C'était très différent de ses habituels vêtements de peau, stricts et collants. L'étoffe légère, ample, fendue haut sur les côtés, s'évasa lorsqu'elle tourna sur elle-même, et ses seins étaient bien visibles à travers le décolleté profond. En fait, Gahonne se trouvait bien plus indécente que lorsqu'elle ne portait que son pagne, mais puisque c'était la mode de la cité...
Elle chaussa des sandales plates, lacées le long du mollet, enfila un court gilet brodé, et la vendeuse posa sur ses cheveux roux un voile qui retomba devant son visage.
—Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à Barran qui, de son côté, avait opté pour un pantalon bouffant, un ceinturon ouvragé, une Mique sans manches ouverte sur la poitrine et des boues de cuir montant aux genoux.
—Tu es ravissante, lui répondit le jeune homme, la couvant d'un regard si explicite qu'elle se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux.
Gahonne trouvait également son compagnon très beau.
Lorsqu'ils se retrouvèrent dans la rue, la jeune femme se redressa, disposée à se laisser admirer par la foule. Mais elle fut déçue. Plus personne ne leur prêtait attention !
Les deux jeunes gens se promenèrent un moment. Pour chacun, mais pour des raisons différentes, c'était un égal émerveillement. Le regard de Barran, scientifique, se portait sur mille détails architecturaux, sociaux, humains, et l'esprit du jeune homme comparait avec ses souvenirs livresques.
Gahonne se passionnait pour l'apparence plus terre à terre des êtres qu'elle côtoyait soudain. Elle écoutait leurs conversations, regardait leurs mimiques, s'esclaffait de leurs rires, de leurs querelles, s'esbaudissait devant les spectacles de jongleurs, d'acrobates, de dresseurs de serpents. Un moment, un étrange véhicule passa auprès d'eux en cahotant et elle fit un saut en arrière.
—Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclamat-elle en montrant de massifs cercles de bois, aux quatre coins de l'engin.
—Ce sont des roues, expliqua Barran avec un sourire.
Elles permettent de circuler bien plus facilement que les travois. Elles vont régner sur les civilisations humaines durant des millénaires, jusqu'à ce qu'on découvre l'antigravitation...
Ils rentrèrent à l'auberge, ivres de tout ce qu'ils avaient vu. Gahonne mourait de faim. Ils se rendirent dans la fameuse salle dont leur avait parlé leur hôte, y furent accueillis par des relents de cuisine. Mais la nourriture déplut à Gahonne, habituée aux grillades rustiques des Lats.hïrs.
Quel est ce goût étrange ? demanda-t-elle en mordant dans une tranche de viande nageant dans de la sauce.
—Du clou de girofle, expliqua Barran. Une épice très rare et qui vient de très loin. Il y a aussi du citron, de la cannelle et du poivre... Ça aussi, je sais le reconnallre grâce à ma programmation!
Si Gahonne n'apprécia pas beaucoup les plats en sauce, elle se rattrapa sur le vin. Elle n'en avait jamais bu de sa vie, et la première gorgée qu'elle avala lui tira un petit cri d'étonnement. Barran lui-même parut surpris.
—Ainsi donc on connaissait la vigne à l'aube des temps, murmura-t-il. Je vais de découverte en découverte !
—C'est très bon ! s'enthousiasma sa compagne. Ça m'échauffe tout le corps !
Elle faisait bâiller sa robe sur sa poitrine, et plusieurs consommateurs louchaient vers elle sans vergogne. Elle pouffa de rire après avoir vidé sa deuxième coupe.
—Méfie-toi, la prévint Barra'. Ça va te tourner la tête.
—Ça m... m'est égal ! J'ai envie que... la tête me tourne ! Je suis... si heureuse de voir tout ce monde !
Elle fit un grand geste, et il y eut des rires.
—Ohhh... J'ai chaud !
Elle s'éventa avec le devant de sa robe, dévoilant involontairement ce qui se trouvait dessous. Barran jugea alors bon de se lever de la natte sur laquelle ils étaient accroupis et de l'emmener prendre l'air.
A peine dans la cour de l'auberge, Gahonne se suspendit à son cou, indifférente à la présence des badauds qui allaient et venaient autour d'eux.
Oh, mon Barrait.. que... je suis heureuse d'être là !
roucoula-t-elle, la voix pâteuse. Je... je n'ai plus envie de retourner à la caverne ! Je veux vivre ici et porter de jolies robes !
Son rire se fit canaille.
Sans rien dessous ! C'est agréable ! Je suis tout excitée!
Elle lui prit une main, qu'elle attira par l'échancrure de son vêtement, sur sa peau moite.
—Caresse-moi partout ! J'ai... envie !
Il palpa doucement la rondeur de sa hanche, glissa jusqu'à sa croupe. De la sueur perlait dans le sillon entre ses fesses.
Elle se colla à lui, impudique.
—Je... je veux faire l'amour ! Prends-moi !
Tout le monde les regardait. 11 dégagea ses mains.
—Ce n'est pas le lieu, répliqua-t-il en souriant. Allons dans noire chambre.
—Pfff... j'ai... j'ai les jambes coupées !
Barran gloussa et la saisit sous les genoux et les épaules.
l'emporta comme il l'aurait fait d'une enfant.
Il n'avait pas fait cinq pas que sa compagne dormait, lourde, dans ses bras.
Lorsque Gahonne s'éveilla, elle avait si mal à la tête, se sentait si barbouillée, qu'elle fut certaine d'être malade, et probablement enceinte.
Qu'est-ce qui m'arrive pleurnicha-t-elle. Oh... j'ai envie de vomir !
Harran lui caressa le dos.
C'est souvent comme ça lorsqu'on s'est enivré, expliqua-t-il. Tu n'as pas beaucoup bu, mais tu n'avais pas l'habitude du vin. Je sais quel remède il te faut. Viens !
Il l'emmena jusqu'aux étuves. Là, il la força à se plonger dans un bain très froid. La jeune femme suffoqua, protesta, se débattit, mais lorsqu'elle sortit de l'eau, elle se sentait effectivement mieux. Ils retournèrent dans la chambre, déjeunèrent de lait de chèvre et de pain blanc, que leur apporta une servante. Puis Gahonne se peigna, nattant ses cheveux, et enfila sa robe. Barran vint vers elle, la saisit aux hanches. Ses yeux brillaient.
—Tu te souviens de ce que tu disais, hier au soir ?
demanda-t-il, ironique.
Gahonne ne se souvenait de rien. C'était comme un grand vide dans sa tête, où tournait un reste de migraine.
—Tu disais que c'était agréable de porter cette robe sans rien dessous ! Que ça t'excitait...
Gahonne se sentit devenir écarlate.
—C'est vrai, avoua-t-elle. J'aime sentir la douceur de cette étoffe sur ma peau et...
—Et...
—J'aime que les hommes me regardent !
—Voyez-vous ça !
Il glissa ses mains sous sa robe, par les fentes indiscrètes.
—Tu disais également autre chose, continua-t-il.
Cette fois, Gahonne se souvenait. Elle rendit son sourire à son compagnon.
Oui... Mais je me suis endormie !
Et je t'ai regardée dormir... N'as-tu plus envie ?
Gahonne savourait les fortes mains qui parcouraient ses fesses, sous sa robe. Les doigts de Barran se firent si indiscrets qu'elle eut un sursaut. Un grand frisson parcourut sa chair.
J'en meurs d'envie, répondit-elle, enfouissant son visage contre la large poitrine de son amant. Sers-toi, mon prince !
cuisses autour de ses reins. Brusquement fébrile, Barran l'emporta jusqu'au mur, l'y appuya, fourragea dans ses chausses. Gahonne haletait de fièvre, retrouvant l'avidité qui avait été sienne à bord du bateau...
Ils se désunissaient juste lorsqu'on frappa à leur porte.
Barrai' remonta ses chausses et alla ouvrir, tandis que Gahonne, en transpiration, laissait retomber sa robe sur son corps repu de plaisir.
Arkheb, maître de la guilde des marchands, entra, précédant un petit homme qui tenait des plaques de cire et un stylet —Je dois inventorier les marchandises que vous escomptez vendre, dit-il, sans paraître remarquer le désordre dans la tenue des deux jeunes gens.
Il eut un bref sourire.
—Comme vous ne connaissez pas la valeur de nos monnaies, je me propose de vous assister lors de la foire.
Ainsi vous ne vous ferez pas gruger...
Gahonne, qui n'était pas idiote, songea qu'ainsi, le marchand pourrait également surveiller leurs transactions et s'assurer qu'ils ne le roulent pas eux-mêmes. Elle en eut confirmation lorsque Arkheb ajouta : —J'ai eu vent que vous avez échangé une parure de zibeline pour des vêtements. Ce n'est pas très régulier !
—Nous n'avions pas d'argent, protesta Barran. Que pouvions-nous faire d'autre ?
J'en ai conscience, répliqua Arkheb. C'est pourquoi je ne me formalise pas. Examinons ces peaux, à présent !
Il passa un long moment à fouiller dans les ballots de pelleterie. Lorsqu'il se tourna vers les deux jeunes gens, son visage s'était détendu.
—Ce sont effectivement des fourrures de grande valeur, dit-il. J'en ai rarement vu d'aussi belles. Même après déduction des taxes et rétrocession de la part qui revient à la guilde, vous allez vous trouver à la tête d'une petite fortune... Si vous retournez en votre lointain pays et désirez commercer avec Satmoor, j'aimerais beaucoup que vous me réserviez le monopole du marché... Nous pouvons faire de très bonnes affaires ensemble ! Mais nous reparlerons de cela plus tard. 11 est temps de nous rendre au champ de foire !
Tout au long de l'inventaire, le scribe avait noté les indications de son maître, sur ses tablettes, et Raman avait suivi, passionné, cette leçon d'écriture antique.
— Je crois que je pourrai vite apprendre à lire ces glyphes, confia-t-il à Gahonne, alors que des esclaves chargeaient les ballots de peau sur un chariot.
Gahonne ne répondit pas. Elle grimpa sur le siège du chariot, s'asseyant à côté d'Arkheb. Elle se sentait gênée de ne pas porter de sous-vêtement, d'avoir les cuisses poisseuses de la semence de Barran, et elle n'aimait pas les manifestations d'autorité du maître de la guilde vis-à-vis d'eux.
Mais ses soucis se dissipèrent lorsqu'ils arrivèrent au champ de foire. Elle se dressa sur le siège, pour mieux voir cet étonnant spectacle.
La foire s'étendait sur un si vaste espace qu'elle n'en voyait pas l'extrémité. Il y avait là, semblait-il, des milliers et des milliers de personnes, et un gigantesque nuage de poussière obscurcissait l'éclat du soleil. De longues files d'animaux de bât attendaient leur tour pour pénétrer dans l'arène, leurs propriétaires discutant véhémentement avec les hommes d'armes chargés de faim régner l'ordre au sein de cette cohue. Partout, ce n'était qu'éventaires, étals, boutiques de bois et de toile, ou plus simplement amoncellement, à même le sol, des produits les plus variés. Gahonne n'avait jamais, de toute son existence, vu autant de marchandises. Il y avait là tout ce que l'artisanat humain pouvait créer, depuis les silex taillés jusqu'aux étoffes les plus rutilantes, en passant par les ustensiles de cuisine, les vêtements, le mobilier, les armes, les bijoux... Plus loin, des montagnes de victuailles dégageaient des fragrances épicées, sucrées, aromatiques, balsamiques, entêtantes ou fades. De longues guirlandes de poissons séchés voisinaient avec des calebasses débordantes de fruits, ou des nattes recouvertes de quartiers de viande sur lesquels vrombissaient des essaims de mouches. Plus loin encore, des maquignons achetaient à des pâties des troupeaux entiers de bœufs, de moutons, de chèvres, ou bien des porcs, des chevaux, des oiseaux en cage, des serpents vivants ou morts, des lézards, varans. Gahonne put même apercevoir un énorme ours gris, le nez percé d'un anneau, qui tournait sur lui-même dans une profonde fosse et, sur une estrade, un animal inconnu, énorme, à la peau grise, dont la face s'ornait d'un long appendice mobile, entre deux défenses recourbées, et qui broutait paisiblement du foin.
Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria-t-elle.
—Un éléphant, répondit Arkheb. Œs animaux viennent du lointain orient. Ils sont d'une force incomparable, et d'une grande docilité pour leur maître. II en vient trop rarement à Satmoor. A coup sûr, celui-là sera un des clous de la foire !
Gahonne eut du mal à détacher ses regards de l'animal, alors que le chariot se frayait un chemin dans les allées encombrées de badauds. Acheteurs, vendeurs, curieux, hommes, femmes, enfants, se bousculaient, appelaient, criaient, marchandaient s'injuriaient ou bien éclataient de rire, se frappant dans la main pour conclure une affaire. Des enfants se poursuivaient entre les allées, quémandaient une friandise auprès de vendeurs de confiserie, se querellaient s'accrochaient aux ridelles des chars pour se faire emmener, évitant adroitement les fouets des cochers. Des baladins effectuaient des tours de magie, jonglaient, ou s'affrontaient à la lutte, le torse nu et luisant d'huile. Gahonne put apercevoir, pour la première fois à Satmoor, des femmes nues, le visage fardé, les cheveux teints d'étranges couleurs, qui parlaient aux hommes passant devant elles.
Qui sont ces femmes ? s'enquit-elle auprès d'Arkheb.
Des prostituées, répondit le marchand en souriant.
Elles vendent leurs charmes pour quelques pièces d'or.
—Quoi ? s'exclama vertueusement Gahonne. Mais c'est une indignité !
Arkheb, Ban-an et jusqu'au cocher éclatèrent de rire devant son indignation.
—C'est un métier tout à fait honorable, corrigea le maître de la guilde. En tout cas à Satmoor... Certaines de ces filles sont riches. Mais la plupart ont des protecteurs à qui elles reversent le plus gros de leurs gains.
Gahonne n'en revenait pas. Instinctivement, elle avait resserré sa robe ample sur son corps. Elle n'aurait pas voulu qu'on la confonde avec une de ces femmes !
Le chariot s'arrêta devant un espace libre.
— Voilà, dit ArIcheb. Vous allez vous installer ici. Patcham, mon secrétaire, restera auprès de vous pour vous aider à négocier au mieux vos fourrures. Je repasserai vous voir un peu plus tard dans la journée... Ah! Encore un mot...
Prenez garde aux personnes aimables qui pourraient s'approcher de vous d'un peu trop près, surtout lorsque vous aurez de l'or. Cette foule est remplie de voleurs. A la moindre distraction, ils vous dépouilleraient de tout...
Son regard s'attarda sur un des seins de Gahonne, qui pointait librement par son décolleté.
— Et jusqu'à vos vêtements ! conclut-il en souriant.